Shushan Doydoyan(*) est militante historique pour la liberté de la presse en Arménie depuis plus de 20 ans. Fondatrice et présidente du “Centre pour la liberté de l’information”, le FOICA, elle coordonne, propose, et surveille la mise en œuvre et l’application des lois relatives à son sujet au profit de la société civile arménienne. Nous avons voulu recueillir son impression au sujet de ses derniers aménagements.
Le jugement du 3 février constitue la première décision pénale rendue sur la base du décret gouvernemental condamnant la publication d’insulte grave. Sur quels critères sont définies ce genre d’insultes ?
Personne ne peut répondre. À peu près tout peut être classé dans cette catégorie à partir du moment où les propos en question ne vont pas dans l’intérêt de la personne qui en est fait l’objet. Deux cent soixante-huit cas ont été ouverts depuis le 30 juillet, date d’entrée en vigueur du texte de loi. La plupart de ces affaires concerne la personne du premier ministre, l’esprit de la loi est clairement de protéger sa dignité et son nom. Je peux le comprendre, des contenus très “sales” ont été diffusés en ligne à son encontre, sur les réseaux sociaux, les plateformes, parfois même dans des médias traditionnels. Mais c’est la pire des méthodes que les autorités ont su trouver pour les faire taire.
Bien sûr, l’impact de ce type de mesures est indiscutable et immédiat : personne ne veut être arrêté ou se voir infliger une amende de 500 000 drams pour une expression jugée offensante, mais à long terme… Au lieu d’éduquer, d’investir dans des réglementations plus conciliantes impliquant l’autorégulation des médias ou des mécanismes extrajudiciaires, les autorités préfèrent des expédients rapides mais peu efficaces sur le fond. Nous devons trouver de meilleures méthodes de travail pour l’Arménie.
L’emploi de ce genre de vocabulaire est courant dans notre société. Les hommes les utilisent souvent dans la vie de tous les jours, dans la rue, quand ils sont en colère. De fait, de telles formulations sont également employées dans le discours politique, à l’assemblée, entre les députés, ou à l’adresse du Premier ministre. Après le conflit du Karabakh par exemple, quand il a été accusé de vendre nos terres à l’Azerbaïdjan, de nombreux acteurs publics ont usé de ce genre de formulations extrêmement désobligeantes comme pour évacuer leur émotion et leurs frustrations, mais surtout pour exprimer leur colère et leur désaccord avec les décisions prises par le gouvernement.
Le jugement du 3 février dernier relève d’une toute autre problématique. Imaginez la situation : cette personne était en colère, elle a appelé la police, la conversation était enregistrée et la police a porté plainte, faisant valoir cette formulation restreinte citant le Premier ministre comme un discours public. Ce n’était absolument pas le cas, elle n’a pas été publiée dans les médias sociaux ni prononcée publiquement, dans la rue, elle a eu lieu lors d’une communication téléphonique privée entre un organe de l’État et un citoyen. C’est proprement scandaleux.
Le problème n’est pas tant la loi elle-même que sa mise en œuvre. La loi est peut-être nécessaire dans la période actuelle comme seul moyen de contrôler la situation. Mais les pouvoirs publics chargés de son application ne sont pas du tout préparés à le faire dans le respect de la liberté d’expression. Il aurait fallu davantage y réfléchir au préalable et préparer le système judicaire à une mise en œuvre adéquate de ces mesures restrictives.
Il semble toutefois que la presse arménienne privilégie souvent son droit à la liberté plutôt qu’à qualité d’expression.
L’une des principales raisons en est que les médias arméniens sont trop polarisés. Ils sont soit contre le gouvernement, soit pour. Ceux du “juste milieu”, si je puis dire, se comptent sur les doigts d’une main. Il n’y a que cinq ou six médias en Arménie qui assurent une couverture objective et équilibrée de l’information. Je pense à Civilnet, Factor TV, Hatq, EVN Report ou Radio Liberté; peut-être un ou deux de plus. En raison de cette forte polarisation politique, de nombreux médias ignorent les normes professionnelles du journalisme et les standards éthiques de la presse. Par ailleurs, les caméras cachées, la non-protection de la vie privée ou des données personnelles, toutes ces méthodes intrusives nuisent à notre image et à la qualité de la presse. Les normes éthiques de la profession sont battues en brèche la confiance que les gens peuvent avoir vis-à-vis de notre mission s’en trouve affectée.
La pratique du journalisme s’élargit sans cesse jusqu’à déborder du cadre de ceux qui en ont fait leur métier. Aujourd’hui, chaque personne, chaque citoyen sur les médias sociaux peut agir comme un journaliste et atteindre parfois des audiences beaucoup plus fortes que les nôtres. Compte tenu du développement de ce “journalisme citoyen”, nous devrions encore redoubler d’efforts en matière d’éthique professionnelle, les gens y seront sensibles. Le “journalisme citoyen” est une belle opportunité, pour toute la société. À l’occasion d’un évènement, dans la rue, sur la place publique, des témoins ponctuels prennent des photos ou tournent des vidéos qu’ils publient en ligne, ils attirent l’attention sur des faits que l’on pourrait ignorer et provoquent des débats très animés et très suivis sur des questions de société. Je ne souhaite pas que ce processus s’arrête, il est naturel, il serait artificiel et contreproductif que de le bloquer.
En tant que journaliste, la différence que nous pouvons apporter, notre valeur ajoutée, c’est l’éthique. C’est notre force et elle devrait constituer notre stratégie. La corporation doit donc se montrer forte en la matière et dans le respect de ses standards professionnels. Si nous continuons à les ignorer et à agir comme d’autres simples citoyens sur les médias sociaux, nous perdrons complètement notre crédibilité et la confiance que nous devrions inspirer.
Quelles solutions proposez-vous ?
La solution que je propose est celle de l’autorégulation, de l’adoption de normes de bon sens, naturelles, en rien différentes avec celles que tout être humain devrait suivre en tant que personne. Ce sont des normes universelles, pas seulement professionnelles. Car la question, en effet, c’est que les personnes qui devraient s’appliquer ces règles ne sont pas tant les journalistes professionnels que les “journalistes citoyens” qui ne se sentent concernés par aucune éthique professionnelle.
En Arménie, nous avons établi deux mécanismes différents d’autorégulation. Le premier s’appelle “le Conseil de règlement des litiges en matière d’information”. Son rôle est d’examiner les affaires portées devant les tribunaux avant que ces derniers n’en soient saisis. Un plaignant et sa partie adverse s’adresse à nous en nous demandant de rendre un avis objectif et impartial sur un différend qui les oppose. Nous agissons en tant que professionnels dans ce domaine, avocats, professeurs, éditeurs, etc. et présentons nos conclusions. Nous proposons un règlement en conformité aux meilleures pratiques en usage à l’international et à la loi arménienne. Dans la plupart des cas, les parties concernées s’accordent à nos conclusions et règlent leur contentieux. Ce mécanisme permet à toute personne s’estimant offensée ou insultée dans le cadre d’une publication ou d’une diffusion publique d’éviter une procédure judiciaire longue et coûteuse. Nous rendons nos conclusions indépendamment de toute influence extérieure.
Le deuxième organisme, nommé “Observatoire de l’éthique des médias”, examine les cas liés aux normes éthiques. Si un politicien ou un citoyen estime qu’une publication particulière a porté atteinte à sa dignité ou à sa réputation, en infraction aux normes éthiques d’usage dans la profession de journaliste, il lui suffit de saisir cet observatoire en lui demandant de statuer sur son cas.
Ces instruments sont déjà en place à l’échelle nationale, de sorte que toute personne se sentant insultée ou mécontente d’une publication à son égard, peut espérer une résolution équitable et impartiale de son litige, sans avoir à saisir le tribunal. La question est désormais de savoir comment renforcer ces structures et d’en promouvoir la notoriété. C’est rapide et financièrement intéressant, la plupart de nos décisions sont rendues sous un délai d’un ou deux mois et gratuitement.
Je suis la coordinatrice du “Conseil de règlement des litiges informationnels et membre de Observatoire de l’éthique des médias. Ces organes mènent des discussions conjointes, ce qui est parfois nécessaire, et prennent des décisions en tenant compte des règles éthiques et juridiques. Nos débuts sont encourageants, mais nous avons besoin et escomptons le soutien de la société civile et du gouvernement.
Comment s’est déroulée votre action en faveur de la liberté de la presse entre 2008 et 2018 ?
Pendant les dix années qui se sont écoulées entre 2008 et la “révolution”, l’ensemble du secteur de la télé et radiodiffusion était sous le contrôle direct du Président. Il décidait de qui pouvait y travailler, qui était un bon journaliste, qui ne l’était pas… Ou qui devait être licencié immédiatement ! C’était notre pratique quotidienne. Si un journaliste émettait la moindre critique du parti ou des autorités au pouvoir, manifestait une quelconque sorte d’opposition ou un simple désaccord avec une décision politique, il devait être licencié sur le champ. Il existait même une sorte de liste noire de journalistes qui ne pouvaient pénétrer dans les bâtiments des agences d’État et n’étaient pas autorisés à en couvrir les événements.
À cette époque, le risque d’atteinte à l’intégrité physique des journalistes était réel. Nous avons connu de nombreux cas où des personnes mécontentes de leurs publications ne les poursuivaient pas en justice, mais les agressaient parfois très violemment en saccageant aussi leurs instruments professionnels, caméras, micros ou appareils photos. Nous comptons plusieurs exemples de journalistes qui ont quitté le pays parce qu’ils étaient directement menacés, physiquement j’entends, ou que leur vie était en danger.
En tant que journaliste et déléguée de “Reporters sans frontières” en Arménie, j’ai été informé de plusieurs de ces cas. Certains ont pu bénéficier de l’asile politique dans des pays étrangers, contraints de quitter le leur à cause de la profession qu’ils exerçaient, menacés directement, eux-mêmes ou leur famille. C’était très dangereux à l’époque de Kocharyan. Le pouvoir de Serge Sargsyan s’est peut-être exprimé de manière plus policée, plus “diplomatique”, aucune intervention sévère n’a réellement eu lieu mais c’était la même chose, juste diffèrent dans la manière de faire. Il était suffisamment sage pour ne pas faire n’importe quoi, en apparence tout au moins.
Lorsque l’insolence a été dépénalisée en 2010, ces attaques ont immédiatement diminué, les poursuites en justice augmentant en proportion dans la foulée. En 2011, des dizaines d’affaires ont été déposées contre les médias avec des demandes en réparation très élevées et la plupart d’entre elles étaient satisfaites. La Cour constitutionnelle a fini par décider que dans le cadre d’amendes compensatoires, les tribunaux devaient tenir compte de la stabilité financière des parties incriminées et à partir de ce moment, c’était en novembre 2011, les médias ont pu compter sur le financement par des tiers des amendes qu’ils risquaient sous prétexte d’insulte ou de corruption. Le nombre d’affaires judiciaires a peu à peu diminué, les amendes pour corruption de même, la situation se stabilisant autour de quarante à cinquante cas par an.
À la révolution, tout a changé ?
Sur les attaques physiques, les risques et le reste, oui, tout a changé. Et nous l’avons tous hautement apprécié. Grâce à cela et en raison de l’abandon du contrôle direct du gouvernement sur les médias, le classement de l’Arménie a gagné dix-neuf places dans le classement de l’index mondial de la liberté de la presse. Aujourd’hui, les autorités n’ont aucune influence sur la politique éditoriale de la télévision, sur la nomination des directeurs, etc.
Toutefois, le Premier ministre possède toujours plusieurs médias, sa famille entretient des relations étroites avec les médias, ses proches collaborateurs aussi, comme le président du Parlement qui possède plusieurs groupes de médias en ligne, et ils y appliquent les mêmes méthodes qu’autrefois. Ils n’ont pas de contrôle direct sur les sociétés de télévision ou de radio traditionnelles mais multiplient leurs propres ressources, sur l’industrie et les marchés des médias en ligne. Ce n’est pas propre à l’Arménie, ceci dit, c’est une pratique mondiale.
Aujourd’hui, plus personne ne sait d’où souffle le vent ni qui commande les contenus. On s’est rendu compte de ce glissement quelques mois après la “révolution” qui a complétement dégénéré pendant et surtout après la guerre. De nombreuses personnes puissantes avant la “révolution” ont perdu le pouvoir que leur conférait leur position vis-à-vis de leurs alliés politiques. D’un autre côté, de nombreux médias étaient sous leur contrôle, elles avaient beaucoup de ressources et pouvaient payer. Elles ont su “trouver” de nouveaux médias subitement apparus, juste comme cela, un beau jour – nous les appelons les champignons vénéneux. Ils ont poussé juste après la pluie et ont commencé à diffuser toutes ces fausses nouvelles, cette désinformation, ces insultes diffamatoires, engendrant ainsi beaucoup de méfiance et d’agressivité, une atmosphère d’instabilité sociale.
En ce sens, ils ont atteint leur but. Et à cause de cela, après la révolution, il y a eu un énorme égarement qui perdure encore. Les chaînes de télévision sont restées sous le contrôle direct de ces oligarques. Je pourrais même citer des noms, mais ce ne sont que des rumeurs, je ne dispose d’aucune preuve, ce n’est pas documenté. Mais si vous demandez à n’importe qui à qui appartient telle ou telle télévision privée, tout le monde connait l’oligarque à qui elle appartient.
Pashinyan n’a pas pu ou su, jusqu’aujourd’hui, résoudre cette question de l’affiliation politique des sociétés de télévision. Et si nous parlons de polarisation des médias, nous devons également parler du droit à la transparence, du droit des gens à savoir qui se trouve derrière ceux qu’ils lisent, regardent ou suivent chaque jour. Ces informations doivent être disponibles. Des mécanismes ont été mis en place l’année dernière, certains changements législatifs ont été adoptés et désormais, les médias, en particulier les réseaux de radiodiffusion, télévisions et radios sont obligées de soumettre une déclaration au registre de l’État, accessible au public sur son site web, quant à l’identité de leurs propriétaires effectifs. Il s’agit d’un mécanisme fort de contrôle public, une sorte de chien de garde, et tout le monde peut vérifier à qui appartient quoi. Il a rencontré une certaine résistance. Les sociétés de télévision se plaignaient en disant « vous voulez nous contrôler, en rendant publique l’identité de nos sponsors, ceux-ci vont probablement cesser leurs financements et vous allez nous plonger dans de grosses difficultés financières ». C’est peut-être vrai, mais il relève de l’intérêt public que les médias se comportent de manière transparente et responsable. Si nous voulons regagner la confiance du public, c’est l’un des mécanismes les plus puissants à notre disposition, il vient d’être mis en place et il est encore un peu tôt pour en évaluer la pleine efficacité mais la bonne chose, c’est qu’il a été adopté et que ces mécanismes sont en place.
Quel bilan dressez-vous aujourd’hui de la liberté d’expression et des médias aujourd’hui en Arménie ?
Depuis la “révolution”, nous avons de nouveau constaté une tendance à l’augmentation du nombre des affaires judiciaires à l’encontre de la presse, en raison de la polarisation de la société dont nous parlions et de la situation politique complexe. En mars 2021, à l’initiative du président du Parlement, Alan Simonyan, le montant des amendes pour corruption a été triplé. Pour une seule expression jugée grossière ou insultante, elle peut atteindre jusque 10 600 euros. Cette mesure a également contribué à l’augmentation du nombre de procès pour corruption.
Sur la seule année dernière, 2021, 63 procès pour corruption et diffamation ont été intentés, dont 25 % l’ont été par des hommes politiques et des fonctionnaires qui gagneraient certainement à se montrer bien plus tolérants à l’égard des critiques auxquelles ils sont réellement exposés et qui vont même jusqu’à prétendre qu’il ne s’agit pas de critiques, mais de tentatives de ruiner leur réputation ou leur dignité.
D’autre part, le Premier ministre rejette souvent la faute sur les journalistes en les traitant de corrompus. Ces propos sont ceux d’une personne qui a été rédacteur en chef d’un media très populaire, pas du tout objectif et très lié à la politique. Il connaît donc très bien cette sale cuisine. Maintenant qu’il est en position de pouvoir, il accuse n’importe qui de forfaiture. Ce manque de confiance s’apparente donc à une volonté politique venue de tout en haut, pas seulement de Pashinyan mais aussi des députés du parti au pouvoir.
Début février, l’un d’entre eux a qualifié certains journalistes de “prostituées”, représentants d’une profession honorable mais que le travail qu’ils effectuaient ne l’était pas. Un “blâme”, pour le moins, consistant à dire que les médias sont responsables de tout ce qui arrive, des erreurs et des échecs du gouvernement notamment. Cette situation n’est pas vraiment typique à l’Arménie, mais comme ici les tensions politiques sont très fortes, ce genre d’événements se produit plus fréquemment. Nous constatons que ce type d’attaque contre notre profession, contre notre mission, revient périodiquement comme une politique officielle menée par nos autorités, surtout depuis la fin de la guerre. Nous devrions réfléchir très attentivement à la manière de protéger notre communauté contre ce type d’attaques verbales. Lorsque des politiciens de haut niveau utilisent ce type de discours, cela peut pousser certains citoyens à s’en prendre physiquement aux journalistes, voire à être interprété comme un message les y autorisant.
Qu’en est-il de la limitation de l’accès des journalistes à l’assemblée ?
C’est encore une décision du président du parlement prise en août 2021, personne n’a été consulté à son sujet, elle limite la libre circulation des journalistes dans les couloirs de l’assemblée nationale. Auparavant, tous les journalistes pouvaient entrer librement dans le bâtiment et poser des questions à qui que ce soit, députés ou personnel du parlement sur le sujet qu’ils couvraient, que ce soit dans les couloirs ou n’importe où. Désormais, accrédité ou non, vous n’avez théoriquement le droit d’entrer que dans le bâtiment spécifiquement réservé à la couverture des sessions de l’assemblée. En dehors de celles-ci, pour rester dans les couloirs ou entrer dans un bureau pour interroger quelqu’un, vous devez au préalable obtenir une deuxième autorisation.
Les sessions sont publiques, vous pouvez les suivre à la télévision ou à la radio, alors quel est l’intérêt de se rendre sur place si vous n’êtes pas autorisé à mener des interviews en marge des sessions ? Dès lors, le fait est que les journalistes parlementaires ne peuvent plus remplir pleinement leurs obligations professionnelles. Nous avons appelé à une réaction collective des journalistes pour qu’ils ne couvrent plus les sessions. Malheureusement, elle n’a pas eu lieu, certains s’en sont accommodés manifestant implicitement leur approbation avec les nouvelles règles, et pour finir, tout le monde s’y est plié. Une journaliste a été privée de son accréditation quand elle a publié en ligne les photos d’un agent de sécurité qui tentait de lui interdire l’accès aux couloirs. Cette fois, toute la communauté a vivement réagi, contraignant les autorités à rendre son accréditation à la journaliste. Dans la pratique, cette nouvelle règle n’est pas strictement appliquée, mais nous devons régulièrement la remettre sur le tapis afin qu’elle soit retirée.
Juste après la révolution, le parlement était l’un des endroits publics les plus ouverts, tous les citoyens pouvaient entrer dans le parc, à l’extérieur du bâtiment. On a commencé par fermer les portes au public et maintenant ils veulent interdire les couloirs aux journalistes. Ils prennent pour prétexte l’attaque terroriste de 1999, commise par des individus qui se disaient journalistes et qui ont assassiné sept personnes. Ils disent qu’un attentat politique de ce type pourrait à nouveau être commis aujourd’hui. Après la guerre effectivement, il y avait de réelles menaces contre le Premier ministre. Ils auraient pu justifier cette mesure en disant qu’il s’agissait d’une suspension temporaire, mais ils ne l’ont pas fait. Cela démontre en tous cas le manque de confiance et l’hypocrisie des autorités envers la communauté journalistique.
Cela ne veut pas dire non plus que nous devions sans arrêt critiquer le gouvernement ou lui reprocher de restreindre nos droits, mais j’ai l’impression que sur un certain nombre questions, il démontre son incapacité ou son manque de compétence à savoir gérer les problèmes. Manque de temps aussi, peut-être… Elles se traduisent par carence d’information fiable et de qualité et constitue un énorme problème tant pour notre société que pour le gouvernement au bout du compte. Son objectif devrait être d’aider la société civile à sortir de cette période très difficile, il échoue dans cette tâche du fait, justement, des attaques provenant de groupes dont l’intention est de désinformer ou de diffuser de faux contenus.
Nous avons proposé au gouvernement de lui fournir un rapport détaillé basé sur notre expertise pour l’élaboration d’une stratégie globale destinée lutter contre ce fléau, à commencer par l’éducation des citoyens de tous les âges, depuis la maternelle, les écoles et les universités jusqu’à celle des adultes. Chacun dans ce pays devrait être impliqué dans ce processus d’élévation et acquérir les réflexes de base permettant de juger de l’exactitude des faits et du contenu. Il s’agit d’aider à définir un texte de lois visant à mettre un terme à la désinformation. Celle que le gouvernement a cru bon de mettre en place ne sont pas efficaces et présentent surtout un grand risque de restriction de la liberté d’expression dans les médias. Une consultation publique est censée être organisée en mars ou en avril, le document pourrait être finalisé dès la mi-juin, incluant une liste d’actions soutenues par le gouvernement. Jusqu’à présent, tous les efforts accomplis par la société civile restent vains et dispersés.
Peut-on imaginer que l’Arménie revienne à l’époque de la lutte contre les journalistes et la liberté de la presse ?
Je ne peux pas décrire autrement que comme une lutte contre la liberté de la presse les récentes décisions qui rendent le travail des journalistes très difficile.
Ce gouvernement a commis tant d’erreurs grossières, des erreurs stupides parfois, qui auraient facilement pu être évitées mais malheureusement ne l’ont pas été. Parfois, je pense qu’elles ont été commises de façon délibérée, ils ont créé des lois stupides simplement parce qu’ils ne comprenaient pas les situations et ne savaient comment les gérer. Mais lorsque j’en analyse les conséquences, les événements qui ont suivis ces décisions, il devient clair qu’elles ont été sciemment adoptées dans le but de cacher des informations mettant en cause des conflits d’intérêts. Le manque de souveraineté et d’indépendance réelle du pays fait que ces décisions stupides pourraient également être dictées par des sources ou des influences externes. Je ne peux nommer personne, rien affirmer ni apporter de preuves, mais elles émanent vraisemblablement d’autres gouvernements, des gouvernements étrangers qui s’adressent au notre. Nous ne savons finalement jamais qui décide, mais le plus souvent, d’autres le font à notre place et à nos dépens. C’est tellement frustrant.
(*)Shushan Doydoyan est la fondatrice et présidente du “Centre pour la liberté de l’information en Arménie”. Militante historique de la cause, elle s’est battue et a obtenu dès 2003 la reconnaissance et la promulgation de la loi arménienne régissant ses grands principes. En juin 2015, lors de la cérémonie annuelle des Nations Unies pour les droits de l’homme, Shushan Doydoyan reçoit le prix de défenseur de la liberté en reconnaissance de ses efforts exceptionnels pour la liberté d’information, la transparence et la responsabilité dans la prise de décision publique.
En tant que présidente de la FOICA, son rôle consiste à entreprendre et à coordonner des campagnes d’éducation du public, des formations pour les fonctionnaires et les représentants de la société civile, à surveiller la mise en œuvre de la loi arménienne sur la “liberté d’information”, à coordonner des projets sociaux complets dans le domaine des droits de l’homme, de la transparence et de l’ouverture du gouvernement et de la lutte contre la corruption.
Professeur associé à l’Université d’État d’Erevan ou Elle enseigne l'”éthique le “droit “systèmes d’autorégulation des médias”, au département de journalisme. Elle est aussi représentante nationale en Arménie de l’organisation internationale “Reporters sans frontières” et membre fondateur d'”Access Info Europe”. Elle est l’auteur de plus de soixante articles scientifiques et d’une vingtaine de livres, monographies et manuels.
La source – Le Courrier d’Erevan